Chapitre 48
Les pouvoirs magiques
Après le repas, tandis que Tatiana et Alexanne rangeaient la cuisine, Alexei disparut dans la maison. L’adolescente le retrouva une heure plus tard dans le salon, couché en boule sur le sofa, une couverture sur ses épaules, dormant d’un sommeil profond. Elle déposa le cahier d’anges que Tatiana lui avait donné et une plume sur la table à café et l’embrassa sur la joue sans le réveiller. Elle sortit ensuite de la maison pour aller aider sa tante à arroser les fleurs, mais découvrit qu’elle avait presque terminé. Elle s’assit donc sur le gazon et la regarda abreuver les derniers géraniums.
— Parlez-moi des êtres invisibles que je verrai pendant l’été, réclama-t-elle.
— Tu verras sans doute les elfes qui habitent la forêt, les gnomes qui habitent la terre et les fées qui sont pas mal partout, répondit Tatiana.
— Pas de lutins ?
— Pas par ici.
— Quand allez-vous me montrer à « voir » davantage ?
— Quand tu te sentiras prête à faire cet effort supplémentaire.
— Je me sens prête maintenant !
Tatiana déposa l’arrosoir et lui expliqua que chez les humains, les sens étaient limités et peu fiables.
— Les fées, et certaines personnes ayant développé leurs dons de voyance, possèdent un sixième sens qui leur permet de voir, d’entendre et de ressentir au-delà des sens humains.
Elle appuya le doigt au milieu du front d’Alexanne.
— Il y a, à cet endroit, une petite glande qui dort chez la plupart des gens. Mais chez les fées, elle s’active dès qu’ils atteignent l’âge de cinq ou six ans.
— Hannah Ivanova était-elle aussi une fée ? voulut savoir Alexanne.
— Oui, et elle avait aussi le pouvoir de guérison, mais elle ne l’a utilisé que pour soigner Alexei. C’était une femme plutôt discrète qui limitait ses activités à sa maison. Elle préférait s’occuper de son jardin et de sa famille.
— Pourquoi a-t-elle maltraité votre frère au point de lui faire quitter la maison ?
— Pour plusieurs raisons. Elle n’était pas contente de vivre au Canada. Et puis, Alexei l’a probablement prise au dépourvu quand il a commencé à exercer ses pouvoirs dès le berceau. Puisqu’il était un garçon, il n’était pas censé posséder ces facultés. Il ne faut pas oublier non plus que ton oncle ne s’est pas développé comme les autres enfants. Il était plutôt désespérant.
— Est-ce elle qui vous a enseigné à être guérisseuse ?
— Non. J’ai surtout reçu mon enseignement de mes tantes en Russie. Puis, en arrivant ici, je me suis débrouillée toute seule. Cela a retardé l’épanouissement de certaines de mes facultés, mais j’ai quand même réussi à accomplir ma mission dans cette vie. J’ai aidé beaucoup de gens à recouvrer la santé et maintenant, c’est à mon tour de t’enseigner à déployer tes ailes.
— Que me montrerez-vous au juste ?
— À voir, à entendre et à ressentir comme tu le devrais. Pour l’instant, tu ne vois que les fées, mais bientôt, tu verras aussi l’énergie des choses et des gens. Il est relativement facile de la voir à l’extérieur du corps parce qu’elle est lumineuse et colorée, mais il est difficile de voir celle qui circule dans les objets.
Tatiana lui expliqua que c’était grâce à cette faculté qu’elle pouvait déceler les maladies des personnes qui venaient la consulter. Elle Identifiait les blocages d’énergie et faisait le nécessaire pour les éliminer. Alexanne voulut évidemment savoir si elle arrivait à sauver tous ses patients.
— On ne peut guérir que ceux qui veulent vraiment guérir. Rappelle-toi que Dieu nous a fait cadeau de notre libre arbitre. Il appartient donc à chacun de nous de l’utiliser, même pour combattre la maladie. Une fée ne peut rien faire pour une personne qui a décidé de quitter cette vie.
— Dites-moi ce qui se passera quand mon pouvoir d’entendre se manifestera.
— Tu comprendras le langage des fées et des autres êtres invisibles, ainsi que celui des animaux et des plantes. Tu entendras chanter l’eau et tu n’auras plus besoin de ton cahier d’anges pour communiquer avec eux.
— Et le troisième pouvoir ? Celui de ressentir ?
— C’est un pouvoir qui ressemble à l’écho location des dauphins, sauf qu’au lieu de projeter des sons pour repérer ce qui t’entoure, tu utiliseras plutôt tes pulsions cérébrales. C’est grâce à ce pouvoir que je sais que ton oncle est toujours endormi sur le sofa du salon et que monsieur Provencher s’en vient tondre le gazon.
— Jusqu’où s’étend ce pouvoir ? Jusqu’à Montréal ?
— Je ne connais aucune fée qui soit suffisamment puissante pour localiser des gens aussi loin. Par contre, je pourrais sans doute porter le mien aussi loin que le village de Matthieu.
— Est-ce grâce à ce pouvoir que vous avez retrouvé Paul Richard le jour où il a tenté de se suicider ?
— J’ai senti un grand désespoir et je suis allée au secours de cette pauvre âme en difficulté.
Elle expliqua aussi à sa nièce que les fées étaient des porteuses de flambeaux et que c’était de leur devoir de combattre le mal, peu importe où il se trouvait, surtout dans le cœur des hommes.
— En respectant leur libre arbitre, ajouta Alexanne, pour montrer qu’elle avait bien retenu la leçon.
— C’est exact.
— La raison pour laquelle vous n’avez pas pu débarrasser vous-même l’âme d’Alexei de l’ombre, c’était à cause de son libre arbitre ?
— Il fallait qu’il veuille s’en sortir lui-même, et il ne croyait pas pouvoir le faire. Je n’ai apparemment pas eu les bons arguments pour le convaincre.
Le camion de monsieur Provencher s’arrêta dans leur entrée avec un petit tracteur à gazon dans le compartiment arrière.
— Vraiment, vous m’impressionnez, tante Tatiana.
— Toi aussi, jeune fille.
Tatiana se fit un devoir de lui présenter ce rare voisin. C’était un homme jovial, qui aimait beaucoup la terre, et qui respectait les talents de la guérisseuse.
Au même moment, tandis qu’Alexei dormait encore sur le sofa, le cahier d’anges s’illumina près de lui. Ressentant une curieuse énergie, il se réveilla en sursaut. Sur ses gardes, il regarda autour de lui et comprit qu’elle provenait du cahier. Il le souleva et l’ouvrit. À sa grande surprise, un mot était écrit sur la première page. Il glissa le doigt le long des lettres dorées, mais ne put pas les déchiffrer. Des larmes commencèrent à couler en silence sur ses joues. En se rappelant que c’était le Jaguar qui l’avait empêché d’apprendre à lire, il lança la plume à l’autre bout du salon d’un geste furieux.
Coquelicot, qui passait justement devant la fenêtre du salon, sentit sa colère. Elle fila aussitôt jusqu’à Alexanne, et tira sur une mèche de ses cheveux. Habituellement, lorsqu’elle agissait de la sorte, c’était pour signaler que quelque chose n’allait pas. L’adolescente s’excusa donc auprès des adultes et suivit la créature magique. Elle entra dans le salon, et trouva Alexei assis sur le sofa, serrant le cahier d’anges contre sa poitrine et pleurant à chaudes larmes.
— Mais qu’est-ce que tu as ? s’inquiéta l’adolescente en courant jusqu’à lui.
— Rien, maugréa-t-il en essuyant ses larmes.
— Tu me connais maintenant, Alexei. Tu sais bien que tu peux me parler de ta peine.
Il déposa le cahier d’anges sur la table à café.
— Les anges t’ont-ils écrit quelque chose qui t’a causé du chagrin ?
Il secoua la tête pour indiquer que non. Décidée à en avoir le cœur net, Alexanne étira le bras et s’empara de l’album.
— Je n’ai pas le droit d’ouvrir un cahier d’anges qui ne m’appartient pas, mais je le ferai si tu ne me dis pas ce qu’ils ont écrit.
— Il y a quelque chose sur la page, mais je ne sais pas ce que c’est.
— Est-ce écrit en russe ?
— Je n’en sais rien…
— Me donnes-tu la permission de regarder ?
Il baissa honteusement la tête, incapable de lui avouer qu’il était analphabète. Alexanne ouvrit donc le cahier et fut surprise de ce qu’elle y trouva.
— Tu pleures parce qu’ils ont écrit ton nom ?
— C’est mon nom ? s’étonna-t-il.
Alexanne le lui montra et lui expliqua que les anges y avaient seulement écrit Alexei. Il y jeta un coup d’œil furtif et baissa aussitôt les yeux.
— Ce n’est donc pas la raison pour laquelle tu pleures, comprit l’adolescente.
— Laisse-moi tranquille.
— Pas avant que tu me dises ce que tu as.
— Ce cahier ne me servira jamais à rien. Tu peux le garder, si tu veux.
— Maintenant que les anges ont commencé à communiquer avec toi ? Tu plaisantes ?
— Mais moi, je ne pourrai jamais communiquer avec eux, parce que je ne sais pas écrire.
— Tu ne l’as jamais appris ou tu l’as oublié ?
— On ne me l’a jamais enseigné.
— Même à l’école…
— Il n’y en avait pas par ici. Ma mère a enseigné l’alphabet russe à Tatiana et à Vlado, mais pas à moi.
— Et dans la secte ?
Alexanne vit tous ses muscles se raidir.
— Non. On m’a juste forcé à parler…
— Ce qui veut dire que tu n’as pu lire l’article de monsieur Paré ?
— Tatiana me l’a lu la nuit dernière, admit-il honteusement.
— Bon, dans ce cas, je vais devenir ton professeur privé.
— Je suis bien trop vieux, maintenant.
— On n’est jamais trop vieux pour apprendre. Je vais aller chercher tout ce qu’il nous faut.
Elle l’embrassa sur le nez et quitta la pièce en vitesse. Il l’entendit monter à l’étage des chambres en gambadant et se demanda si c’était une bonne idée de passer autant de temps avec elle, car son attirance envers elle ne s’était pas éteinte en même temps que sa possession.
Coquelicot se posa sur la table à café et lui tendit la plume qu’elle avait ramassée sur le sol. Alexei la prit du bout des doigts, et la fée recula, car elle continuait de le craindre.
— Merci… murmura-t-il, embarrassé.